La parole à Julien Marchaisseau, metteur en scène
La parole à Julien Marchaisseau, metteur en scène
Dans Moun Fou, l’une de vos précédentes créations, vous aviez travaillé sur la question de l’hybridation entre arts de rue, espace public et cultures urbaines. Avec Youth is not a crime !, vous avez choisi d’investir particulièrement l’univers du skate. Pourquoi ?
Julien Marchaisseau À vrai dire, j’aurais plutôt tendance à dire que ma culture est urbaine avant d’être du théâtre et des arts de la rue, ma découverte du milieu artistique étant relativement tardive. Mon rapport à la ville s’est construit tout au long de mon enfance et adolescence, dans un rapport ludique aux quartiers que j’habitais, et notamment aux espaces qui n’étaient pas dédiés au jeu et aux enfants. Dans les quartiers populaires dans lesquels je vivais, la pauvreté des aménagements a suscité à l’intérieur de chacun.e de nous un mouvement de « survie ludique » : on inventait à chaque instant nos manières de jouer avec la ville, avec ses espaces en durs, le béton, le bitume et les interstices, les terrains vagues, là où la nature et le désordre reprenaient leurs droits. La pratique du skate a été pour moi une des composantes majeures de ce mouvement. Il m’a amené à regarder la ville autrement, à essayer de déceler et d’exploiter le potentiel de chaque parking, de chaque place, chaque mobilier ou escalier, d’utiliser les reliefs et ses circulations, au final de développer une sorte de sixième sens pour lire la ville et en révéler ses résonances poétiques intrinsèques. Depuis bientôt 15 ans, je fabrique des spectacles dans la ville, et c’est ce même sixième sens que je convoque à chaque fois. Cette nouvelle création est un peu un hommage à tout ce que m’a apporté le skate.
En octobre dernier, vous étiez à Brest pour deux journées de repérage qui vous ont permis de découvrir différents sites de pratique comme le skatepark Kennedy, la Place des Machines des Ateliers des Capucins ou encore le PLO à Plougastel-Daoulas. Qu’y avez-vous recherché, qu’est-ce qui a retenu votre attention et pourquoi ?
JM Nous étions cet automne au tout début du processus de création. Nous cherchions des espaces que nous pourrions investir pour le travail de création lors de la prochaine résidence à Brest en avril-mai 2025, en premier lieu des skate-parks et autres spots investis par la pratique ; nous travaillons en effet dans un aller-retour permanent entre la salle de répétition, espace protégé, et l’espace réel de la ville, à répéter in situ. Chaque processus de création d’une œuvre est très singulier, nous ne procédons jamais de la même façon ; cependant, une chose est récurrente, j’ai besoin de visualiser l’espace réel pour créer, pour commencer à voir la trame de la pièce se dessiner : c’est en grande partie le lieu qui me dicte la structure du spectacle, les grandes lignes de la mise en scène et nombreux éléments de dramaturgie. La spécificité de ce projet est qu’il n’y a pas deux skate-parks identiques, et que ces espaces sont généralement très contraints. C’est très différent d’un spectacle qui s’installe dans la ville et qui joue avec ses typologies habituelles (rues, places, frontières…), avec lesquelles on arrive finalement toujours à recomposer dans le mouvement. Il s’agit donc d’appréhender plusieurs lieux à la fois pour créer la forme qui pourra faire avec cette diversité et cette contrainte. En tout début du processus de création, nous avons commencé à investir une quinzaine d’entre eux dans cinq villes différentes : à chaque fois, on essaye d’imaginer quelle histoire pourrait se raconter dans le lieu, comment l’espace urbain résonne avec ce que nous connaissons de l’œuvre, quels symboles s’y nichent, quels mouvements et chorégraphies pourraient se déployer, où se positionnerait le public et comment il circulerait… un spectacle qui n’existe que potentiellement. Nous constituons ainsi une sorte de « banque » d’espaces réels et des possibles, que nous convoquons ensuite tout au long du processus de création et qui nous contaminent de leurs imaginaires. L’œuvre compose au final avec un petit morceau de chacun d’entre eux et acquiert la capacité à s’hybrider avec le nouveau lieu qui l’accueille.
À Brest, nous avons été marqués par trois espaces très singuliers : le skate-park Kennedy, en plein centre-ville, une douce sensation de pouvoir skater au cœur de la cité, mêlés aux autres usagers de la ville et bercés par ses mouvements et ses sonorités. La Place des Machines, un lieu gigantesque, où se croisent et cohabitent une incroyable diversité de pratiques ludiques, artistiques, sportives et musicales, tout ça dans un même lieu et dans un même moment, je ne pense jamais avoir rencontré un tel lieu ailleurs. Et enfin, le PLO, où on a découvert un équipement tout neuf, exceptionnel par sa grande qualité, et qui, ont vu, permet de développer la pratique et toucher le plus grand nombre.
À l’occasion de ce même passage à Brest, vous avez également rencontré la communauté skate de notre ville. De quelles manières ces rencontres nourrissent votre nouvelle création ?
JM Quand nous arrivons dans une nouvelle ville, la première chose que nous faisons est d’aller au skateshop, lieu où tous les skateurs et skateuses passent à un moment dans la semaine. À Brest, le Side Shore est un lieu ressource, emmené par des passionnés, qui nous ont permis de connecter très rapidement avec la communauté et de comprendre les enjeux de la pratique dans la région (je dirais pareil du PLO). On a la chance avec ce projet de faire une sorte de tour de France du skate, et de rencontrer une grande diversité de gens et tout autant de raisons de faire du skate, et en même temps, de nous ramener à chaque fois aux valeurs que tout ce beau monde partage, notamment l’entraide et le dépassement de soi. C’est une manière pour nous de ne pas nous perdre. Cette pièce n’a surtout pas la prétention d’être « un spectacle sur le skate », mais par contre, il est essentiel qu’elle puisse transpirer des valeurs fondamentales de la culture et de la pratique et de ne pas les trahir.
Croiser toutes ces personnes qui composent la communauté, observer comment et où iels pratiquent, partager ensemble une session, nous raconter nos histoires et autres anecdotes, échanger nos questionnements viennent profondément nourrir la création et son écriture. C’est une pièce sur cette part en nous qui ne veut pas grandir, sur notre désir à rester cet enfant curieux et aventureux, sur la nécessité qu’a la ville à l’accueillir et à laisser vivre cette poésie urbaine.
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